Georges Bernanos a écrit :
On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne
si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle
contre toute espèce de vie intérieure.
Je pense souvent à cette phrase. Effectivement, la vie contemporaine,
en tout cas la mienne, me semble organisée, structurée pour m’empêcher
de penser. Je n’aime pas généraliser, mais je le fais quand même, faute
de mieux.
La vie est organisée pour empêcher de penser. Plus spécifiquement, d’écrire, de regarder, de lire.
Quels sont les symptômes ?
Incapacité à écrire. Evidemment, j’écris dans le cadre de mon boulot,
j’écris des E-mails, des documents. Plus précisément je produis. Je
suis payé pour ça. C’est ma vie. Mais, à côté de cela, je viens de
laisser filer un mois sans quasiment rien écrire sur ce blog. C’est la
pente naturelle. C’est facile. C’est tellement facile. C’est un
soulagement. C’est la fatigue qui impose sa loi — et derrière la
fatigue, tout le reste de la vie. Et c’est ainsi que j’ai attendu des
années avant d’essayer de me lancer dans ce blog.
Incapacité à regarder un film. Ca doit faire quatre ans que je ne
suis pas allé au cinéma. Et je n’arrive pas à me souvenir d’avoir
regardé un film chez moi, d’une traite, sans rien faire d’autre en
parallèle, sans être interrompu par quoi que ce soit, depuis Inception
il y a presque exactement deux ans (donc 2011, soit deux ans après la
sortie du film en salle). Me poser deux heures devant un film, sans rien
faire d’autre, sans aucune autre interaction, c’est quelque chose qui
me dépasse.
Incapacité à lire. Plus précisément, incapacité structurelle à lire
un livre. Un livre. De la première à la dernière page. Certes, je lis,
je lis pour mon activité professionnelle, et je lis aussi en dehors de
mon activité professionnelle. Mais je ne lis des bouts de textes, des
articles, des tweets, je lis énormément même, mais je n’arrive plus à
trouver le temps de lire un livre. Dispersion. Distraction.
Pendant le trimestre écoulé, j’en ai certes lu un, lentement, par
tous petits bouts, sur mon Kindle. « La Théorie de l’Information »,
d’Aurélien Bellanger. Un seul livre en un trimestre. Il faudra
d’ailleurs que je parle ici, dans un autre billet. Un seul livre en un
trimestre. C’est peut-être supérieur à la moyennne nationale. C’est
peut-être ma moyenne depuis des années. Ca me semble dérisoire.
Il y a aussi les magazines. En papier. Un magazine est comme un
livre, nominalement il est fait pour être lu de la première à la
dernière page. J’ai encore quelques abonnements, dont un hebdomadaire.
La pile s’accumule près de ma table de nuit. Elle me fait honte. Je
feuillete parfois. Je lis des bribes. Quand j’ai le temps. Quand j’ai
l’énergie. Mais je passe à côté de la plus grande partie.
Pendant les vacances, je me suis forcé à aller au marchand de
journaux de la station de ski. Il y a dix ans, je serai passé en un tel
lieu absolument tous les jours, j’en aurai ramené des journaux et des
magazines tous les jours. Là, un magazine en une semaine. Un seul.
Difficilement choisi. Facile à lire. « Science & Vie » Nostalgie et
facilité. Je l’ai acheté, ramené, feuilleté, posé dans un coin. Je l’ai à
peine ouvert. Pas le temps. Pas d’occasion. La femme, les enfants, la
pile d’hebdomadaires en retard amenée avec moi, le Kindle, l’iPhone, le
wifi, Twitter. Etc. Sans compter la douce fatigue d’une belle journée de
ski. De retour à la maison, le « Science & Vie » a rejoint les
autres sur la pile, près de la table de nuit. Je savais avant même de
l’acheter que je n’y arriverai probablement pas.
La difficulté, je l’ai déjà dit, c’est de trouver du temps. Les
Américains ont l’expression « quality time ». Du temps de qualité. Du
temps qui permet de parler à ses proches, d’échanger. Du temps qui
permet de lire ou de se détendre. Du temps à soi, pour soi. La vie
contemporaine est un découpage permanent, le temps est passé au hachoir.
Le « quality time » est de plus en plus rare.
J’ai entendu l’autre jour une théorie expliquant pourquoi, dans la
cuisine orientale, la viande est le plus souvent découpée en tout petits
morceaux, par opposition à la cuisine occidentale. Pourquoi ? Parce que
cuire des petits morceaux consomme moins d’énergie que cuire des petits
morceaux. Il y a un principe d’économie d’énergie à l’oeuvre.
Evidemment, c’est caricatural, mais l’argument thermodynamique est
intéressant.
De la même manière, le temps découpé en petits morceaux est plus
facilement … stérilisé ? digéré ? neutralisé ? Si on admet donc que la
vie contemporaine est cette conspiration pour empêcher de penser, alors
oui, le hachage du temps en fait partie. Ca permet de neutraliser le
temps. Le temps en morceaux est plus difficile à utiliser pour la
pensée.
Mais on doit pouvoir s’adapter et dépasser cette contrainte.