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dimanche 1 novembre 2015
La Dame du lac, œuvre de Livio Bénédetti.
Au cours de ces deux premières journées de novembre nous nous souvenons plus particulièrement de nos morts, de nos proches mais aussi de ceux que nous avons connus à travers leurs œuvres. Ce matin, j'ai fait halte à Myans et y ai recherché la tombe de Livio Bénédetti, 1946-2013, sculpteur que j'ai découvert en avril 2013 lors d'une exposition rétrospective organisée par la Fondation Pierre Dumas dans les parc et château des ducs de Savoie à Chambéry. L'artiste, malade avait participé au vernissage et devait décéder quelques mois plus tard. En recherchant sa sépulture, un autre nom m'a retenu, celui de Bruno Périni, 1925-1996, peintre dont j'apprécie le travail et dont j'ignorai le lieu de repos. Comme leurs noms l'indiquent, ils étaient d'origine italienne et pour clore ce billet je fais appel à Mario-Rigoni Stern, 1921-2008, qui nous conte si bien ses visites, à une autre saison, au cimetière de son village, Asagio, en Vénitie.
«
Quand on accompagna ma mère au cimetière, c’était aussi un jour de
printemps éclatant : les prés étaient verts et pleins de fleurs ; très
haut dans le ciel, les alouettes chantaient, et quatre gardes-chasse en
uniforme portaient le cercueil. Sur sa tombe, tant que je le peux, je
fais pousser des roses, des fleurs de pourpier ou des violettes : les
fleurs qu’elle aimait. De tous ses enfants, j’avais été celui qui lui
avait donné le plus de souci car j’avais été le plus exposé aux dangers
de la guerre et de la montagne.
Se promener dans le cimetière un jour de printemps n’est pas pénible ; cela procure une douce mélancolie et permet de retrouver des souvenirs. Non pas des mauvais souvenirs, déplaisants, ou du ressentiment, de la rancœur pour des torts que l’on a éventuellement subis, mais des noms et des silhouettes de parents, d’amis, de personnes du même âge, de connaissances, de gens du pays. Des histoires, même éloignées dans le temps, que l’on a entendu raconter ou lues, remontent à la mémoire. Chaque fois, je me répète que je connais mieux les personnes qui sont là que celles qui vivent actuellement dans le bourg.
Au printemps, cela fait même du bien de passer des heures à marcher lentement dans notre cimetière, même si nos ancêtres reposent sous le pavement de la place devant l’église, et nos aïeux, derrière l’abside, sur la colline, désormais Parc du Souvenir. Nos trépassés, je les connaissais seulement grâce aux souvenirs transmis par ceux qui les avaient gardés. Mais à qui cela importe-t-il maintenant ? À un vieil homme comme moi, qui va perdre la mémoire ?
Je salue la maîtresse d’école Elisa : elle m’a appris à lire et à écrire ; je salue l’abbé Giovanni qui m’enseignait la grammaire et le calcul, puis mon bisaïeul, avocat, grand patriote pendant la Révolution de 1848, et, bien sûr, mon grand-père Toni de haute stature, et ma grand-mère Neni : avant de mourir, elle me sourit et me dit “ciao”. Je salue mon oncle médecin : il aimait plaisanter avec moi et, dans mon enfance, il me guérit de l’habitude de boire du vin, que les domestiques m’avaient donnée en cachette, puis l’abbé Antonio, l’oncle de mon grand-père, qui donnait aux pauvres tous les revenus de sa riche paroisse et mourut sur la paille.
Je salue aussi, évidemment, mon père et ma mère, l’un près de l’autre, et mes frères qui m’ont précédé. Et les amis. Qu’ils sont nombreux ! Camarades de classe et de jeux, petites filles avec qui j’allais à la chasse aux papillons ! Et le garde-champêtre qui nous faisait déguerpir quand nous devenions trop envahissants dans la rue. Champions de ski et hommes de chez nous, partis dans la montagne récupérer du matériel de guerre, et tués par les obus qu’ils voulaient revendre. Bûcherons, paysans, maçons, sculpteurs, commerçants, artisans, et tant d’autres, rangée après rangée, carré après carré : tous gens de notre pays que j’avais connus dans leur vieillesse quand j’étais enfant ; nés autrichiens sous le règne de François-Joseph, mais morts italiens sous Victor-Emmanuel III. Comme dans l’Anthologie de Spoon River. Ceux que je ne connais pas ont des noms qui ne sont pas de notre région : ils sont venus ici avec les guerres ou après, pour des raisons que j’ignore.
Les merles font leurs nids sur les arbres autour du cimetière et, en cette saison, arrivent toujours aussi les coucous. J’ai envie de dire : ils annoncent le printemps également aux défunts, mais on sait bien que ce n’est pas possible : les défunts n’ont pas de contact avec notre monde. Mais j’aime penser qu’il en est ainsi : que le printemps soit aussi pour vous ! Que vos tombes se couvrent de fleurs ! »
Se promener dans le cimetière un jour de printemps n’est pas pénible ; cela procure une douce mélancolie et permet de retrouver des souvenirs. Non pas des mauvais souvenirs, déplaisants, ou du ressentiment, de la rancœur pour des torts que l’on a éventuellement subis, mais des noms et des silhouettes de parents, d’amis, de personnes du même âge, de connaissances, de gens du pays. Des histoires, même éloignées dans le temps, que l’on a entendu raconter ou lues, remontent à la mémoire. Chaque fois, je me répète que je connais mieux les personnes qui sont là que celles qui vivent actuellement dans le bourg.
Au printemps, cela fait même du bien de passer des heures à marcher lentement dans notre cimetière, même si nos ancêtres reposent sous le pavement de la place devant l’église, et nos aïeux, derrière l’abside, sur la colline, désormais Parc du Souvenir. Nos trépassés, je les connaissais seulement grâce aux souvenirs transmis par ceux qui les avaient gardés. Mais à qui cela importe-t-il maintenant ? À un vieil homme comme moi, qui va perdre la mémoire ?
Je salue la maîtresse d’école Elisa : elle m’a appris à lire et à écrire ; je salue l’abbé Giovanni qui m’enseignait la grammaire et le calcul, puis mon bisaïeul, avocat, grand patriote pendant la Révolution de 1848, et, bien sûr, mon grand-père Toni de haute stature, et ma grand-mère Neni : avant de mourir, elle me sourit et me dit “ciao”. Je salue mon oncle médecin : il aimait plaisanter avec moi et, dans mon enfance, il me guérit de l’habitude de boire du vin, que les domestiques m’avaient donnée en cachette, puis l’abbé Antonio, l’oncle de mon grand-père, qui donnait aux pauvres tous les revenus de sa riche paroisse et mourut sur la paille.
Je salue aussi, évidemment, mon père et ma mère, l’un près de l’autre, et mes frères qui m’ont précédé. Et les amis. Qu’ils sont nombreux ! Camarades de classe et de jeux, petites filles avec qui j’allais à la chasse aux papillons ! Et le garde-champêtre qui nous faisait déguerpir quand nous devenions trop envahissants dans la rue. Champions de ski et hommes de chez nous, partis dans la montagne récupérer du matériel de guerre, et tués par les obus qu’ils voulaient revendre. Bûcherons, paysans, maçons, sculpteurs, commerçants, artisans, et tant d’autres, rangée après rangée, carré après carré : tous gens de notre pays que j’avais connus dans leur vieillesse quand j’étais enfant ; nés autrichiens sous le règne de François-Joseph, mais morts italiens sous Victor-Emmanuel III. Comme dans l’Anthologie de Spoon River. Ceux que je ne connais pas ont des noms qui ne sont pas de notre région : ils sont venus ici avec les guerres ou après, pour des raisons que j’ignore.
Les merles font leurs nids sur les arbres autour du cimetière et, en cette saison, arrivent toujours aussi les coucous. J’ai envie de dire : ils annoncent le printemps également aux défunts, mais on sait bien que ce n’est pas possible : les défunts n’ont pas de contact avec notre monde. Mais j’aime penser qu’il en est ainsi : que le printemps soit aussi pour vous ! Que vos tombes se couvrent de fleurs ! »
Une illustration du livre, Le Petiou, par Bruno Périno.
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